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« Je rêve de bouchons monstrueux. » Quelques observations sur le site du futur Royalmount

Parce que Montréal est toujours aussi dépressionniste, Moult vous offre cette réflexion sur le projet de l'heure.

Le 11 mars dernier, le spécialiste en innovation sociale et en démocratie locale Jonathan Durand-Folco appelait à la mobilisation citoyenne afin de bloquer l’infâme projet Royalmount prévu au croisement des autoroutes 15 et 40 à Montréal (ou Ville Mont-Royal, c’est selon). Dénoncé de toute part par les spécialistes et groupes citoyens, ce projet mégalomane favorisant le transport automobile serait un « cauchemar du XXe siècle » totalement écocide. Face à l’inaction des pouvoirs publics, Durand-Folco propose d’y ériger une « zone à défendre », terme repris de la mobilisation heureuse contre un projet d’aéroport prévu en bordure d’une zone humide à Notre-Dame-des-Landes, cela afin d’y voir pousser de manière organique une série de centres communautaires et de biergarten. Parallèlement à cet appel, Carbonleo, le promoteur du projet et accessoirement l’artisan principal du Dix30, lançait le Salada Market, une foire alimentaire et musicale vivante, éphémère et cool dans un ancien entrepôt de thé repeint en couleurs criardes spécialement pour l’événement. Ce véritable brassage d’idées et de pratiques innovantes m’a cependant fait sentir un peu moche : je ne connais rien de ce site porteur d’avenir et, jusqu’à tout récemment, j’étais totalement indifférent à son existence. Afin de remédier à cette situation, j’ai décidé d’utiliser le char de mes parents – parce qu’il n’était pas question de prendre la navette du Salada Market – et d’aller explorer un peu l’endroit.

Passé le premier réflexe qui est de se dire « qu’est-ce que je crisse icitte? », j’ai tout de même pu réaliser quelques observations. Je commencerai par le plus évident, c’est-à-dire par noter ce que l’on n’y trouve pas.

De la nature. Ou pour le dire simplement : des arbres, de l’eau ou des animaux. Ici, on n’est pas à Notre-Dame-des Landes, ou du moins à l’image relativement verte que je m’en fais. Du gris, du brun, du bitume, de la brique, de la tôle, du béton, des chars, des vans, d’immenses

entrepôts, une autoroute surélevée, une autre en tranchée, c’est pas mal ça « l’environnement naturel » du secteur. Bien sûr, il y a quelques arbres par-ci par-là, quelques devantures gazonnées et des arrière-cours dans lesquelles se sont formé d’épars bosquets, mais le sentiment général est que l’asphalte et la voiture sont ici rois et maitres. Bref, dans le char, je me sens à ma place, tandis qu’à pied, j’ai terriblement hâte d’arriver à destination. Or, comme je n’ai pas de destination précise, j’en reviens surtout à mon premier réflexe : « qu’est-ce que je crisse icitte? ». Conclusion, on peut toujours rêver, mais il est fort peu probable qu’une espèce comme la rainette faux-grillon, cette grenouille menacée dont les défenseurs ont réussi à bloquer un projet immobilier à La Prairie en 2016, vienne servir le combat contre le Royalmount.

Des habitants. Ici personne ne vit, tout le monde est à l’ouvrage. Le site est classé zone industrielle et mis à part les travailleurs-automobilistes, qui je présume ont terriblement hâte de rentrer chez eux, y’a personne. C’est mort. Donc pas de risque pour Carbonleo que de dangereux anarchistes viennent défendre leur quartier dans lequel les loyers sont encore abordables en lançant de la peinture dans ses vitrines flambant vintage aux accents futuristes.

Un voisinage intéressant. À distance de marche, tout apparaît rebutant. C’est difficile à croire, mais en se promenant dans cette zone, atteindre un point d’une quelconque importance ou beauté – laissons de côté le désespéré Salada Market – apparaît quasi impossible. Pire encore, les infrastructures en bordure : trains, autoroutes et hippodrome désaffecté offrent un désagréable sentiment d’emprisonnement. N’en déplaise aux plus optimistes, on est ici à des miles (littéralement) du Champ des possibles et du Mile-Ex.

Un caractère iconique ou mémoriel important. Peut-être que pour les anciens ouvriers ayant passé leur vie à l’empaquetage de produits phares de la civilisation de consommation comme la tranche de fromage Single ce quartier révèle un caractère particulier, mais, de mon point de vue, il est complètement quelconque. Il y a probablement des histoires à raconter ici et là, mais rien, il me semble, qui puisse se traduire en un désir de conservation. Pas de monument moderniste, pas d’habitations ouvrières, seulement des bâtisses carrées plutôt plates, de gros parkings et des enseignes commerciales.

Mais pourquoi alors s’intéresse-t-on autant à ce site, qu’y trouve-t-on?

Du foncier bon marché relativement central et accessible. Je ne vois pas autre chose. Les terrains sont énormes, les stationnements tout autant. Comme la demande devait être beaucoup plus faible que pour un duplex sur le bord de la ligne orange, Carbonleo a dû avoir un bon prix. Allié avec une des plus grosses firmes d’investissement de la planète, il a tout racheté, pis là, après avoir invité les gens les plus créatifs au monde à deviser sur l’avenir du site en mangeant des petits fours, il veut faire la piasse.

Résumons. Le terrain est grand et occupe une situation pas trop mauvaise dans la géographie montréalaise, mais tout le reste est d’la marde. C’est comme un gros rebus du développement urbain capitaliste. Bref, nous sommes déjà dans le « cauchemar du XXe siècle ». Le problème n’est donc pas comment éviter qu’un tel cauchemar se produise, mais qu’est-ce qu’on fait, une fois qu’on est dedans.

Au-delà du potentiel de récupération de quelques bâtisses à des fins de loisir pour bobos, les moyens nécessaires pour qui voudrait transformer cet espace en habitat agréable sont massifs. Bien sûr, on peut toujours fermer les yeux et imaginer les plus belles choses. Mais quand on les ouvre, l’endroit demeure profondément merdique. La transformation extrême digne d’une télé-réalité dont ce site aurait besoin semble impossible sans l’usage de puissants moyens de production.

À ce stade-ci, je vois donc trois options/dénouements possibles.

Occuper l’espace dès maintenant. Considérant l’état des lieux sus-mentionné, faudra beaucoup de courage. Au-delà des petites victoires et des différents moments grisants que peut procurer l’occupation d’une vieille manufacture, il existe peu de chance qu’une bande de paumés réussissent à faire de ce vaste paysage post-industriel un espace de vie agréable et attrayant.

Demander des améliorations significatives au projet. C’est ici que le bât blesse. Cette option est la mieux partagée au sein des spécialistes en urbanisme. Or, se demander comment ça peut marcher et proposer des modifications au projet afin de le rendre « socialement acceptable », c’est en gros jouer le jeu de Carbonleo et travailler à ce que cet entrepreneur puisse rentabiliser son investissement. Inversement, je crois qu’il faut se demander comment Carbonleo peut perdre de l’argent à notre profit. Pas question de lui donner gratuitement nos idées. Et surtout pas question de favoriser l’intégration de ce projet dans la trame urbaine en construisant de nouvelles infrastructures. Qu’y s’arrangent ces maudits pleins de cash!

Attendre que le projet se transforme en « éléphant blanc » pour mieux s’en saisir à ce moment. Et si les bouchons monstrueux qu’on nous annonce étaient la meilleure chose qui pouvait arriver? Le promoteur, les investisseurs et les banques construisent un beau truc, une « sphère sociale » telle qu’annoncée, avec une piazza centrale, de l’agriculture bio sur les toits, des bureaux, des condos, des salles multifonctionnelles et tout le tralala, et, ensuite, en raison de la congestion monstre, l’achalandage n’est pas au rendez-vous. Carbonleo, incapable de renflouer ses coffres, est alors obligé de déclarer faillite. Le complexe peut ensuite être racheté par la Ville pour des peanuts et là, parce qu’on s’était tenu prêt, elle répond positivement à la demande des groupes communautaires d’occuper les bâtiments récemment construits. Prennent alors place une université populaire, la plus grande cuisine collective en Amérique du Nord et un CHSLD anarchiste.

Entendons-nous, je suis contre. Contre Carboleo, contre le consumérisme, contre le développement urbain écocide. Mais, force est d’admettre que la lutte contre le Royalmount revêt un caractère profondément dépressionniste. Il n’y a absolument rien à défendre dans ces ruines du progrès capitaliste. Et vous ne me ferez tout de même pas croire que je dois me battre au nom de la fluidité du trafic automobile sur la 15 et la 40? Ou encore pour la survie de l’« écosystème culturel et commercial montréalais », c’est-à-dire pour les centres commerciaux, les cinémas et les salles de spectacle du centre-ville dont les profits risquent d’être fragilisés? Rendu là, je préfère imaginer qu’une fois bien pognée dans son char notre civilisation de caves va commencer à se révolter.

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